Dans une société qui va mal et qui favorise (même si c’est légal) l’ouverture de boutiques de vente de cannabis CBD, certaines personnes trouvent du réconfort en consommant ces substances illicites. Résultat, au lieu de parader vers une euphorie temporaire, elles tombent rapidement dans l’enfer de l’addiction. Pour contrer ce fléau, le Centre de Soins, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA) de Bagneux a mis en place une consultation jeunes consommateurs (CJC) ouverte, toute la journée, du lundi au mercredi à Bourg-la-Reine (92). C’est un espace d’écoute, de bienveillance permettant un soutien et une compréhension des conduites addictives. A cette occasion, nous avons rencontré Me Guartieri, psychologue au sein de cette CJC.
« On n’est pas dans une dynamique où l’on prône l’arrêt sauvage et brutal du produit »
Pour les jeunes qui ne seraient pas à l’aise à l’idée de venir en face à face, le site drogueinfoservice.fr a un système de chat par téléphone ou par message et on note son efficacité puisque 1 à 3 questions sont posées par jour. Travaillez-vous en parallèle de ce service ?
Me Guartieri : Oui. Après, ce sont généralement les parents qui se rendent sur ce genre de site. Il permet de mesurer la gravité de la situation et d’agir par la suite en conséquence (par exemple en emmenant leur enfant vers une CJC). Ce chat a comme mission d’éclairer les familles sur leurs interrogations, mais ne servira en aucun cas d’un réel suivi.
Au sein de l’unité de Bourg-la-Reine, quel est votre rôle précis ?
Mon rôle en tant que psychologue est de mener les premiers entretiens pour comprendre de quoi il retourne. On appelle cela des entretien d’évaluation des consommations afin de travailler sur la réduction ou l’arrêt du produit. Il est également possible d’adapter la prise en charge du patient, il peut ainsi être reçu par mes collègues (infirmière, médecin addictologue et assistant social) en fonction de l’évolution de la demande
Au CSAPA Liberté, vous accueillez des jeunes usagers de drogue, mais comment se tournent-ils vers vous ? Selon drogues.gouv.fr, on parle de recours contraint à 17% (orientation par la justice ou un tiers). Quel est le profil de ces consommateurs ? Toujours sur ce même site, on nous donne ces chiffres : 80% des consultations concernent le cannabis, 14% l’alcool, 6% le tabac et 8% pour ce qui est de l’addiction aux écrans (internet, jeux vidéos…). On nous précise également que l’âge moyen est de 20 ans (dont 50% de 18-25 ans et 39% de mineurs) et que la consultation est ouverte entre 14 et 30 ans. Enfin, que la majorité sont des hommes (à 81%). Ces données sont-elles représentatives de votre quotidien ?
Pour être concrète, il y a deux voies d’accès. Quand ce sont des individus qui sont en obligation de soins (recours judiciaire), c’est le SPIP (service pénitentiaire d’insertion et de probation) qui leur donne une liste avec les différentes CJC homologuées à recevoir ce public. En fonction de leur localisation, ces personnes nous appellent pour commencer la prise en charge. Pour les mineurs, les parents sont souvent à l’initiative de la démarche (ils se sont préalablement renseignés sur internet ou autres…). Concernant les adultes majeurs, c’est régulièrement notre réseau de partenaires qui transmet nos coordonnées (l’école de la seconde chance à Bagneux ou la maison commune des addictions pour ne citer qu’elles deux).
Pour ce qui est du profil, nous avons quelques mineurs de 15-16 ans en effet. Dans ce cas là, il est quasiment essentiel de rencontrer la famille dans l’accompagnement et le suivi. Certes, le patient est le mineur, mais c’est important d’avoir (pour débuter) l’accord parental pour qu’il puisse venir même si on respecte la notion de confidentialité. Il faut comprendre qu’à cet âge, dans la mesure du possible, il y a un travail qui doit aussi se mettre en place avec ses représentants légaux. C’est important et surtout en fin d’année scolaire avec les résultats qui peuvent être décevants à cause de l’addiction (ça peut être un facteur de l’échec scolaire). D’ailleurs, les parents se tournent vers nous en pensant profiter des deux mois de vacances pour proposer un traitement miracle à leur enfant afin qu’il laisse toutes les substances illicites derrière lui. Du coup, en Juin, Juillet et Août, c’est une période où les tuteurs sont très présents. Pour autant, nous avons également beaucoup de jeunes de 18/25 ans qui se présentent et ce sont pour la plupart des garçons. Ils nous arrivent d’avoir des filles, mais c’est plus rare. Si un individu est trentenaire, il sera affilié au CSAPA directement.
Pour rebondir sur ce constat, malgré le fait que les femmes soient peu nombreuses à venir, la Clinique Liberté de Bagneux réserve un temps rien que pour elles : pourquoi ?
C’est un temps d’échange et de paroles où des femmes présentant des addictions se retrouvent et créent du lien ensemble. Chacune peut exprimer à sa convenance son parcours autour des produits et cela facilite l’identification groupale.
Pour que tout le monde comprenne bien, à Bagneux (la structure mère), on reçoit une population consommatrice d’opiacés (cocaïne, héroïne etc.). En somme, tout ce qui nécessite un traitement de substitution. Pourquoi avoir installé un second lieu de consultation si proche, à Bourg-la-Reine ? Tout simplement parce qu’on identifie ces endroits sur des thèmes différents. Ici donc, on sera plus estampillé alcool, cannabis et « jeunes ». De plus, lorsque les patients sont dans la salle d’attente, cela apporte une certaine diversité dans la population reçue. Par ailleurs, nous sommes situés dans un bâtiment accueillant également une structure pour la réinsertion professionnelle des jeunes adultes ce qui peut mettre en confiance plus facilement les patients qui ne connaissent pas les lieux.
Pour les personnes entre guillemets forcées par un proche ou une institution à venir, ils sont moins dans une démarche personnelle de se sortir de l’addiction : comment on les amène à se remettre en question ?
Evidemment, c’est différent et dans un sens plus compliqué, car la plupart du temps, ils ne ne sont pas adhérents aux consultations. Lors du premier entretien, j’explique aux patients en obligation de soins que la CJC appartient à la dimension du soin avec une expertise dans l’addiction. Il existe également en parallèle la dimension judiciaire avec le SPIP, mais on n’intervient pas dans ce domaine, les deux co-existent. Les échanges sont bien entendus confidentiels et je donne à la fin de chaque entretien un certificat de passage qui lie la structure, le patient et le SPIP. Il faut noter que l’on est sur un travail de la demande, car la structure est un établissement en ambulatoire. Cela signifie que ce sont les patients qui prennent rendez-vous (à Bourg-la-Reine prendre rdv est obligatoire, ce n’est pas le cas de tous les CJC, ndlr), ils sont libres de les honorer ou pas. Vous l’aurez compris, nos usagers sont, en partie, adhérents aux suivis en ambulatoire et l’équipe pluridisciplinaire de la CJC travaille sur une prise en charge ayant le plus de sens et impact pour eux.
En général, la consultation est un suivi régulier ou ce sont de nouvelles personnes en permanence ?
Dans le cadre de la CJC, je ne réalise pas de suivis thérapeutiques réguliers, j’apporte une aide à l’arrêt ou à la réduction des consommations. Je n’engage pas de thérapie d’introspection, ni un travail autour des traumatismes vécus qui nécessitent, sans doute, un autre travail. Nous sommes ciblés addiction, spécialisés dans les consommations uniquement. Il existe un lien étroit entre des évènements antérieurs qui nous ont fragilisés et les consommations. Ce lien est souvent évoqué, travaillé en consultation.
Pour en revenir à votre question, nous avons une à deux nouvelles personnes par semaine. Ils ne reviennent pas tous. J’ai une file active de 80 personnes. Lorsque des patients se sont engagés dans des démarches de réduction, ils peuvent bien entendu avoir des suivis réguliers ou plus espacés (sur 5-6 mois). Les personnes en obligation de soins sont nécessairement plus régulières puisqu’en moyenne cela dure deux ans à raison d’une séance par mois. Personnellement, ça m’arrive de les voir sur tout ce temps là.
D’après Jean-Pierre Couteron, Président de la Fédération Addiction (qui a écrit de nombreux livres à ce sujet comme Adolescence et cannabis : Que faire ?, ndlr) et psychologue clinicien dans une CJC, trois étapes se forment au cours des consultations ; « l’alliance thérapeutique » (entrer en relation et voir quelles étapes le jeune est prêt à franchir), puis aider la personne vers son objectif. L’ultime phase est d’accompagner le jeune sur le moyen et long terme.
Exactement et ça me rassure, car je vois les choses de la même façon que lui (rires). Par contre, je préfère préciser : quand il parle d’accompagner sur du moyen ou du long terme, il ne s’agit pas forcement d’un suivi à la CJC, il est possible de réorienter les usagers vers d’autres espaces compétents en fonction de la demande actuelle du patient.
Je suis un jeune consommateur, je cherche juste des infos alors je prends un rendez-vous. Je peux très bien ne venir qu’une fois ?
Il n’y a pas d’obligation de revenir. Mon travail va se tourner autour de la réduction des risques, je vais l’informer sur les dangers encourus et l’aider à consommer de manière la moins impactante pour sa santé psychique et physique.
Quand la consultation est prise par des gens « indirectement » concernés (parents, conjoints…), c’est un exercice bien différent : qu’allez-vous aborder ? Pousse-t-on la personne touchée directement à venir ?
C’est à la famille de s’entretenir avec l’enfant et de voir ce qu’il est envisageable de faire. Nous on n’a pas d’emprise sur lui et ce n’est pas notre rôle non plus. En plus, dans ces conditions, le jeune est méfiant et ne veut pas se sentir forcé.
Dans un premier temps, je donne des informations sur les conduites addictives comme, par exemple, les différents types d’usage (simple, nocif, dépendance) et les différentes formes de dépendance (comportementale, physique, psychique). L’objectif est d’apporter de nouveaux éléments à la compréhension des addictions et parfois de rétablir une communication défaillante entre les deux parties. Honnêtement, la plupart du temps, les parents sont au courant de la consommation de leur enfant, mais viennent quand cette dernière devient incontrôlable. Cette prise de substance créée fréquemment des conflits nécessitant un médiateur et c’est là que la CJC trouve son utilité (Paul Guiroud a d’ailleurs une unité de thérapie familiale).
Il existe également un groupe de parole « entourage » qui permet aux personnes, dont un membre de la famille est consommateur, d’échanger sur le quotidien ainsi que sur les difficultés rencontrées. Ce sont des groupes réguliers animés par un ou deux thérapeutes du CSAPA. Lors de ces rencontres, des thèmes spécifiques peuvent être abordés ou une libre circulation de la parole est également possible.
Il existe plusieurs formes d’addictions (à une substance ou à une activité) : prenez-vous en charge la dépendance aux jeux vidéos par exemple ?
Lors du premier entretien, je réalise une évaluation des consommations. Si le patient présente une dépendance au jeu vidéo, je questionne sa demande et son désir d’engager un travail autour de la réduction des jeux et je l’oriente vers des structures ayant des services spécialisées dans les addictions sans substances .
La Clinique Liberté est une unité de soins méthadone, c’est-à-dire qu’on délivre cet opiacé comme traitement (la méthadone est un opiacé qui présente l’avantage d’être de longue durée d’action, permettant de prévenir la sensation de manque et la rechute de la consommation d’héroïne). Pour des personnes non-initiées comme nous, l’idée de faire un traitement à partir de ce produit peut sembler surprenant : comment on vient-on à décider que la méthadone est une réponse possible au problème ?
En fait, c’est un traitement de substitution connu dans le milieu de l’addictologie et dans la pratique les personnes consommant de l’héroïne sont sensibilisés à ce traitement. Elles peuvent par exemple en avoir déjà consommé hors traitement car c’est possible d’acheter de la méthadone auprès des dealers comme produit conférant des effets similaires à héroïne. A la clinique Liberté, l’équipe instaure un protocole pour le traitement de substitution, elle va informer le patient sur les modalités du déroulement du protocole après avoir rencontré l’usager pour une évaluation des consommations. Sachez que dans toute drogue, il existe une substance psycho active qui agit au niveau du cerveau (nicotine, THC…) et c’est elle qui va être responsable du processus d’accoutumance. Ainsi, lorsqu’on consomme un produit, on va débuter par des petites doses pour en ressentir l’effet. Puis, il faut augmenter les doses pour ressentir les mêmes effets car le corps s’est habitué au produit : c’est l’accoutumance. Lors du traitement à la méthadone, le patient recevra une dose de méthadone quasi identique à celle qu’il a l’habitude de consommer pour éviter les symptômes de sevrage puis on va diminuer progressivement le dosage et faire baisser le craving (envie irrésistible de consommer) jusqu’à stabiliser la consommation de l’usager.
A Bourg-la-Reine aussi, on ne s’interdit pas de donner du matériel propre (kits, seringues…) et des conseils concernant l’usage à moindre risque. On choisit le pragmatisme à l’idéalisme moralisateur ?
Lorsque je reçois des jeunes ou la famille de celui-ci, la demande est de stopper purement et simplement les consommations. A la CJC, on n’est pas dans une dynamique où l’on prône l’arrêt sauvage et brutal du produit. C’est compliqué à cause des phénomènes d’accoutumance et de manque qui entrent en compte. On va alors adapter son discours sur la réduction des consommations et aussi des risques. C’est dans ce cadre là qu’un matériel de réduction des risques (les préservatifs en font partie) est donc proposé pour que le patient consomme de façon contrôlée.
Outre le cannabis, l’unité de Bourg-la-Reine met en place des groupes de parole sur l’alcoologie (concernant tous les âges) et des consultations « tabacologie ». Les jeunes qui peuvent fumer et boire dans la vie quotidienne (fêtes, soirées etc.) sont-ils conscients de leur dépendance et, de ce fait, sont-ils présents ?
C’est vrai que lorsqu’on est jeune, l’alcool n’est pas le produit addictif le plus spontanément évoqué. Lors de ces moments de consommation, les adolescents passent par une phase d’expérimentation, d’appartenance à un groupe afin de se différencier du foyer familial jusqu’alors référent. Or, l’avantage justement de ce groupe de parole, c’est la rencontre entre des personnes ayant des âges différents et cela permet de se rendre compte que l’alcool représente une véritable addiction pouvant se déclarer à l’adolescence mais aussi continuer tout au long de la vie.
Dans le contexte des consultations tabacologie, je travaille en collaboration avec une collègue tabacologue qui réalise un travail autour de la réduction et l’arrêt du tabac. Il est possible dans le cadre de ce suivi de bénéficier de patchs et/ou un traitement de substitution par voie orale pour compléter la prise en charge. De plus, le CO testeur peut être proposé aux patients afin d’évaluer leur taux de monoxyde de carbone dans les poumons tout au long de la prise en charge.
Lors des premiers entretiens, les jeunes sont peu nombreux à évoquer spontanément leur consommation de tabac et ceux qui en parlent ont souvent rencontré dans leur histoire familiale des problèmes autour de la consommation de tabac.
Le principal motif de consultation reste le cannabis. Toutefois, lorsque les jeunes fument du cannabis, il est très régulièrement coupé avec du tabac (c’est rarement du shit pur). C’est là notre porte d’entrée pour évoquer le tabac. On leur demande, par exemple, en combien de temps un paquet de cigarettes est terminé. Puis, on essaye de stabiliser les deux produits (tabac et cannabis), car quand on arrête le cannabis, on peut avoir tendance à compenser notamment par le biais du tabac.
