Entretien avec l’écrivain Nicolas d’Estienne d’Orves

Nicolas d’Estienne d’Orves est l’un des ces écrivains contemporains qui vous transportent dans leur monde, leur univers. D’une écriture fine, ses romans nous accrochent et nous font voyager à travers l’Histoire. Un bel après-midi de novembre, j’ai eu la chance de pouvoir m’entretenir avec lui, au coin du feu.

Margaux Chikaoui : Bonjour Nicolas, merci de me recevoir. Dans vos ouvrages, notamment dans Les fidélités successives, vos personnages sont des rêveurs et se laissent happer, j’ai envie de vous demander l’héroïsme est-il dans la rêverie ?

Nicolas d’Estienne d’Orves : L’héroïsme c’est quelque chose qui s’improvise, je pars du principe que les gens composent avec les événements, composent avec les faits, composent avec l’Histoire. On ne se réveille pas un matin en se disant je vais être un héro, pour moi cela n’existe pas. On invente sa vie au contact des éléments ce qui était le cas de mon grand-oncle Honoré d’Estienne d’Orves, résistant. Je pense que l’héroïsme est un concours de circonstances, ce n’est pas un idéal, ce n’est pas une quête. On est dans une construction permanente, on se réinvente constamment. Je pense que le hasard et les circonstances jouent un grand rôle, je ne pense pas qu’il y ai une prédestination à ces choses là.

MC : Dans La gloire des maudits on essaie de faire tomber le masque de l’un de vos personnages, Sidonie Porel, une grande écrivaine qui entretient sa légende de résistante alors qu’elle a collaboré lors de la Seconde Guerre mondiale. Est-ce que le mensonge est quelque chose d’obligatoire lorsque l’on veut se créer un mythe ? Ou est-ce que vous croyez qu’il existe des mythes purs ?

NEO : Je me méfie de la pureté cela ne veut rien dire. À partir du moment où l’on est romancier on invente des mondes, donc on invente une vie, on s’invente une vie, on se crée une identité ce qui est le cas de mes personnages, notamment de Sidonie. Un romancier est un menteur par excellence car il invente des mondes dans lesquels ils s’insère et dans lesquels il est plus heureux que dans la vie réelle. Dans le cas de Sidonie Porel, il se trouve qu’elle avait des choses à cacher. De toute façon l’objectivité absolue fait des gens ennuyeux, ce qui est intéressant ce sont les secrets, ce sont les jardins cachés, c’est tout ce que les gens occultent tout ce qu’ils dissimulent, c’est ça qui m’intéresse et c’est ce qui me stimule, je gratte pour voir où cela dérange.

MC : Imaginons que Sidonie Porel prenait les devants et révélait tous ses mensonges, la rédemption est-ce un sujet qui vous intéresse ?

NEO : La rédemption c’est intéressant mais moi ce qui m’intéresse c’est la vengeance. La vengeance plus que la rédemption, c’est plus le côté romanesque que le côté christique qui m’intéresse. La rédemption c’est intéressant mais il y a un côté moral qui m’ennuie. Moi ce que j’aime c’est ce qui est immoral. C’est s’affranchir du bien et du mal et être dans cette zone grise qui est ni noire ni blanche, qui est grise et qui permet de s’inventer. Les gens qui avancent avec un idéal en tête je m’en méfie parce qu’un idéal c’est une forme de rigueur qui crée des carcans. Pour moi l’adage «  il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis » c’est vrai, il faut changer d’avis, il faut changer d’opinion, il faut virer de bord. Les gens qui ont la même idée tout au long de leur vie ça fait des dogmatiques et donc cela fait des gens plus dangereux que les autres.

MC : Mais vous croyez qu’aujourd’hui les personnes dogmatiques existent encore ? Notre génération ne change-t-elle pas sans cesse d’avis ?

NEO : Dans un monde idéal, tout le monde est dogmatique, dans le monde réel tout le monde est réaliste.

M.C : C’est triste…

NEO : Non ce n’est pas triste. L’important le matin c’est de ce lever, c’est qu’il fasse beau, c’est que tout aille bien. Ensuite, si l’on met les choses en perspective, tout est triste forcément, de toute façon on est destiné à mourir et à disparaître dans le néant, c’est triste. Mais si l’on compose avec le quotidien, si on s’arrange pour que ça aille mieux, les choses vont mieux. Mes personnages c’est ça, ce sont des gens qui vivent dans des situations dramatiques et qui se réinventent constamment. Mon mantra c’est la phrase de Guitry pendant l’occupation « Ce n’est pas parce qu’on vit une époque dramatique qu’il faut la vivre comme un drame » c’est comme ça que je vois le monde de manière générale. Je ne mets jamais de moral dans mes livres. Ce qui m’intéresse ce sont les gens qui ont le courage de changer d’opinion et de trajectoire pour s’adapter.

M.C : Il n’y a pas de morale dans vos livres mais tout de même, on retient surtout que celui qui se présente comme le gentil est le pire.

NEO : Oui et c’est cela qui est intéressant. Tout le monde est gris, tout le monde est double tout le monde est triple, tout le monde a des secrets et heureusement sinon on s’ennuierait. Les grands héros c’est ennuyeux. Dans les contes de fées celui que l’on aime c’est l’ogre, dans le petit chaperon rouge on aime le loup.

M.C : Je vais vous parler du personnage de Marco Dupin qui, pour le coup, illustre parfaitement ce que vous venez de dire, qui est inquiétant, ignoble, fourbe et pourtant on s’attache à lui, il aime incarner quelque chose sur laquelle on ne l’attend pas du tout, par exemple il est antisémite alors que lui-même est juif, avez vous envie d’écrire un livre sur lui ?

NEO : Pour Marco Dupin, je me suis inspiré de Maurice Sachs qui était un écrivain très complexe, très ambigu et très intéressant. Qui était juif mais antisémite, homosexuel, amant de Jean Cocteau qui a ensuite été supplanté par Jean Marais et qui a conçu une amertume de tout. Il était l’un des plus doués de sa génération mais à chaque fois il a loupé le coche, en revanche, lui, contrairement à mon personnage Marco Dupin, il n’a pas survécu. Cela montre l’ambivalence des gens en générale, il y a des gens qui peuvent aller jusqu’à des conceptions suicidaires par pur orgueil, par pur vanité, juste pour montrer qu’ils pensent être meilleurs que les autres. Marco Dupin est une forme de personnage à la fois détestable et attachant, séduisant et repoussant, c’est ça qui m’intéresse.

M.C : Oui, on a l’impression qu’il est extrêmement repoussant, extrêmement cynique et qu’il en joue. Que cela le désespère d’être autant cynique et que du coup il décide d’aller au bout, par lucidité par rapport à son temps et par rapport à la guerre, il endosse sa réalité.

NEO : et sa singularité aussi.

M.C : Je trouve que c’est rare dans la littérature de voir un personnage si lucide par rapport à son temps et le voir pousser l’horreur jusqu’à l’insoutenable.

NEO : C’était le cas de Sachs qui a poussé le paradoxe jusqu’à dénoncer des gens, qui a travaillé pour la Gestapo et en revanche qui est mort dans des conditions assez crapuleuses, à l’époque 43-44 où les gens mourraient sans que l’on sache pourquoi .

M.C : Je souhaite aborder avec vous la question de la créativité. Est-ce que vous pensez que la créativité tient à une prédisposition ou, pour vous, la créativité tient à la technicité ?

NEO : Écoutez vous avez écrit, vous savez ce que c’est, Il y a pleins d’éléments. Je pense qu’il y a dix pour cent de talent, de don, de chose que l’on a en plus que les autres et le reste c’est du travail, de la volonté, de la discipline, de l’organisation et une forme d’autarcie, savoir se retrancher des autres pour se concentrer sur soi-même, donc une forme de narcissisme, d’égoïsme, de vanité, d’orgueil qui fait qu’on accepte et que l’on se force à se couper du monde pour dire moi j’ai des choses à dire peut importe que cela vous intéresse ou pas mais j’ai besoin de temps que je retranche sur ma famille, sur mes amis pour faire ça donc cela demande beaucoup d’énergie. Moi je me lève à 5h du matin. Je fais ça depuis une vingtaine d’années. Généralement le monde extérieure ne comprends pas, quand on est auteur on est une sorte d’objet étrange, d’ovni pour les autres soit c’est du caprice, soit c’est une espèce de pose, les gens ne comprennent pas à quel point c’est du travail, à quel point lorsque l’on écrit ce n’est pas des horaires de bureau, ce n’est pas pas 9h du matin à 18H c’est 24h sur 24h, quand on écrit un livre, on l’écrit à 100% en permanence, on en rêve lorsqu’on est en famille, avec nos amants, une partie de notre cerveau est constamment en train de réfléchir, en fait c’est un engagement permanent et cela demande à la fois beaucoup de renoncement et d’égoïsme en ce sens où le plus important c’est que les livres existent.

M.C : Pour vous la Science et l’art ont-ils un lien ?

NEO : Les scientifiques, les vrais, sont des créateurs car ils inventent, ils inventent des visions, ils vont au-delà. Par exemple, les scientifiques sont les inventeurs de la science fiction malgré tout parce que tout à coup ils ont dit « et si » « et si » « et si » donc ils pensent au conditionnel. Les romanciers réalisent le conditionnel dans la fiction ensuite il y a ceux qui arrivent à incarner ce qui est créer par les romanciers dans le conditionnel ce sont des scientifiques. Malgré tout lorsque l’on voit le nombre d’inventions, de situations, de cas qui ont été imaginé par des romanciers et qui ont été ensuite réalisés dans la vie réelle, il y a qu’a voir Huxley ou Orwell, ce qu’ils ont dit, écrit, il y a 50, 60 ans, ça c’est réalisé. Ce sont des voyants, ils ouvrent les vannent. Certains sont corsetés par ce que l’on appelle le rationalisme, la réalité, mais si l’on laisse son esprit s’irriguer, s’aérer par des flux, il faut savoir les attraper et en faire de la matière romanesque.

M.C : Est-ce que le fait aussi que les écrivains soient extrêmement réceptifs au moindre détail qui les entoure leur permet d’avoir une forme d’acuité sur le futur ?

NEO : D’acuité sur le futur je ne sais pas, c’est juste de l’observation, de la lucidité en fait, parce que les gens vivent, surtout maintenant, dans un présent immédiat, un présent permanent. Le futur et le passé sont devenus des notions extrêmement vagues, on est dans l’immédiateté et on le voit avec snapchat et Cie l’important c’est de recevoir l’information de la digérer très vite et d’avoir quelque chose à en dire mais la perspective dans le passé, dans le futur n’existe plus, ça c’est l’heure d’internet…. On est tellement dans la gestion d’une information immédiate qu’on oublie le passé et le futur. Dans la fiction on est obligé de considérer le passé et le futur et d’être dans un présent qui s’étire et c’est ça qui est intéressant, heureusement qu’il reste ça. L’enseignement de l’histoire est très important si l’on ne connaît pas le passé on ne peut pas appréhender le présent.

M.C : Quelle est votre actualité ? Je sais que vous avez publié récemment chez Calmman-Levi une biographie de Marthe Richard.

NEO : Une biographie romanesque, à mi-chemin entre travail d’historien et de romancier, c’est-à-dire beaucoup de recherches, beaucoup de précisions, beaucoup de méthode et en même temps une liberté qui est celle du romancier, qui est celle de mettre en scène une histoire réelle, c’est cela qui est très amusant, je prends un matériel véridique que je rends attrayant.

M.C : Un peu comme Lucien Rebatet qui a existé et que vous introduisez dans vos ouvrages…

NEO : Je l’incarne, je lui donne la parole. Avec Marthe c’est plus sérieux parce que je me suis fondé sur des biographies, j’ai romancé parfois certains trous dans sa biographie mais c’est vraiment sa vie. Du début à la fin, je suis sa chronologie, j’arpente sa vie.

M.C : Et pour Le Silence et la fureur paru chez XO éditions, vous avez écrit avec votre mère. Comment cela se passe d’écrire un livre avec sa mère ?

NEO : Très bien, cela c’est fait très simplement. J’ai une relation de meilleurs amis avec ma mère, lorsque l’on a travaillé ensemble on a fait preuve de beaucoup de méthode, d’organisation au préalable. Lors de l’harmonisation c’était seulement des petits coups de peigne, c’était très délicat. C’est à dire que 30% de notre travail était implicite, je devinais ce qu’elle allait dire et réciproquement et donc le glissement c’est fait de façon naturelle, le « tuilage » s’est fait très naturellement et au final la maison était construite.

M.C : On dit souvent que les livres sont comme les enfants des auteurs, avez-vous votre préféré ?

NEO : J’ai des préférences pour les circonstances qui entourent la rédaction de mes livres plus que pour le livre même. J’aime beaucoup Les fidélités successives parmi mes romans parce que c’est un sujet que je repoussais depuis très longtemps. J’aime aussi beaucoup le texte Je pars à l’entracte  qui est un texte très personnel… Ce sont mes deux favoris et peut-être aussi mon Dictionnaire de Paris qui était un travail de longue haleine.

M.C : Est-ce que vous vous êtes inspiré de votre vie, de votre expérience pour l’un de vos personnages ?

NEO : De ma vie je ne sais pas, de ma passion pour mon métier je dirais que c’est le personnage de Sidonie Porel dans La gloire des maudits parce qu’elle est romancière, parce qu’elle aime se lever le matin, parce qu’elle aime vivre dans un petit cocon parisien avec de la verdure. J’aime les gens qui vivent dans des parenthèses, j’aime les cocons J’aime les gens qui ont besoin de nids pour travailler, je les comprends et je les approuve. Peut-être que c’est elle qui me ressemble le plus mais Guillaume Berkeley dans son irrésolution et dans son espèce de candeur et de cynisme c’est moi aussi, peut-être.

M.C : Oui, dans vos livres ce qui est intéressant c’est la candeur.

NEO : Pour moi l’une de mes phrases fétiches c’est « comprendre et ne pas juger » c’est essentiel, qui est-on pour juger ? On est pas des juristes, on est pas des avocats, on est pas des procureurs, par contre on écrit, on raconte. Pour moi c’est essentiel c’est ma ligne de conduite, quand je raconte mes personnages je veux ressentir comme eux mais pas juger comme eux. Je ne suis personne pour donner un jugement moral et dire ça c’est bien ça c’est mal, je déteste le manichéisme. La vérole de notre époque contemporaine c’est de juger le passé avec le prisme du présent.

M.C : Néo, la vie est-elle belle ?

NEO : Il faut toujours voir le verre à moitié plein, cela ne sert à rien d’accentuer le pessimisme général de la vie parce que de toute façon si on considère la vie froidement tout est atroce. Profitons des choses tant qu’elles existent. Il y a tellement de belles choses, de bonnes choses, gourmandes, agréables, on rentre dans une librairie et pour quatre euros on a une merveille dès l’instant ou l’on prend le temps.

M.C : Est-ce qu’il y aura une suite à la gloire des maudits ?

NEO : Je suis dedans, voyez ( il me désigne un manuscrit avec pour intitulé  années 60 ) cela sera sur le monde du cinéma, Les fidélités successives c’était les années 40, l’occupation, La gloire des maudits, les années 50, l’après-guerre et maintenant les années 60. Cela m’amuse, une décennie, un univers et à chaque fois comme pêcher originel les années de l’occupation mais de plus en plus diffuses. Mes romans sont indépendants les uns des autres, je ne veux surtout pas faire de clins d’œil superficiels. Je veux que l’on puisse lire l’un sans l’autre, que ceux qui ont lu le premier aime le second et réciproquement, que l’on puisse les lire indépendamment. C’est la même structure, la même énergie si je puis dire. Des sortes de romans à épisodes à la fois historiques et psychologiques qui prennent racine dans des périodes très récentes et qui parlent aux lecteurs j’espère.

Je recommande à tous les férus d’Histoire et de littérature d’aller en librairie vous procurer l’un des ouvrages de Néo, vous ne serez pas déçu !

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